Sorj Chalandon
L’Enragé
Chapitre 1
La Teigne
11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
– Silencieux, c’est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
– Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.
– J’y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés. Moysan, Trousselot, Carrier, L’Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vaut rien semble une armée vaincue.
– Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s’est approché de moi.
– La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard, le coup va partir, je le sais. Il se racle la gorge. C’est le signe de sa colère.
– La Teigne !
Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dent brisée. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur.
Chautemps s’approche. Je suis à table en bout de banc, le 5e de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés. Même en prison les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques avec interdiction de se retourner.
– Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
En Mayenne, nos porcs bouffaient dans le même métal. Je le défie. Mauvais sourire.
– Mon auge, tu veux dire.
Sans un mot, le surveillant saisit le broc cabossé posé devant moi et me le jette au visage. Une gifle de métal. Le pichet heurte ma pommette, bon je suis trempé. Et maintenant, il est là Chautemps, grand ballot bras ballants ne sachant plus quoi faire. Lorsque le chef m’a demandé de baisser les yeux, j’ai saisi ma fourchette, une dent manquante, trois aiguisées. Faire mal. Le gardien a vu mon geste.
– Regarde ton assiette !
Je lui saute à la gorge. Le salaud est grand. Il fait ma taille, mon poids, mais j’ai 18 ans et il en a 50. Un animal qui attaque son maître. L’entraîne dans sa chute. Il bascule sous la charge, les mains en l’air, tombe sur le dos, peut être violemment cogné au sol. Et moi je suis déjà sur lui, à califourchon, agrippé à son col d’uniforme. Je crie, mes yeux dans les siens. Je lui écrase la gorge avec mon bras. Je sors ma langue. Je la tourne en tout sens. Un chien qui lape.
– C’est ça, un vicieux, chef ?
Nos fronts heurtés, sa peur, ma joie.
– Réponds- moi chef, c’est ça vicieux ?
Du fond du réfectoire, les gardes accourent en hurlant. Leurs souliers ferrés sur le ciment. Je ramasse la casquette de Chautemps, je l’enfonce jusqu’aux yeux sans lâcher ma proie.
Lui le chiourme, moi le garde.
– Déconne pas La Teigne ! Lâche-moi !
Sa voix étranglée. Ses yeux fous. Son visage presque bleu.
Les trois surveillants se ruent sur moi, je mords ma victime. Je croque son cou. Le festin du loup. Mais la couenne d’un homme résiste aux dents gâtées. Elle est souple, dure, elle ne se laisse pas arracher. Je n’ai pas de chair en gueule. Le goût du sang, rien d’autre. Sous les coups de matraque, ma mâchoire renonce. J’ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d’un coup de nerf de bœuf et me crache au visage.
– Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet. Le réfectoire qui bruissait est rappelé à l’ordre.
Le surveillant-chef connaissait mes crises. Mes délires, comme il disait. J’en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur. Même les larmes des autres sur ma langue. Après une telle bouffée de colère, j’avais froid, je tremblais. J’avais peur aussi. Sans bouger de mon banc, sans me lever du lit, sans quitter des yeux ma gamelle, je venais de blesser un détenu, de tuer un gardien, de détruire le réfectoire, de m’évader.
Cette fois j’avais dévoré Chautemps.
Je respirais fort, ma main tremblait, serrée en poing sur la table. L’autre enfouie dans ma poche, à triturer le ruban de ma mère en chapelet.
Il m’a fallu quelques minutes pour revenir à moi. Comprendre que rien ne s’était passé. Me rassurer. Me dire que c’était pour de faux. Le silence régnait. Le surveillant m’avait vu le regarder. Mes yeux fous. Ma bouche ouverte. Je venais de lui bouffer la gorge et il le savait. Il sentait que je plantais ma fourchette dans sa nuque lorsqu’il avait le dos tourné.
Jacques Roisin
Sous le signe du clivage
Chapitre 5
Pour moitié mort et pour moitié vivant plutôt que de disparaître dans le néant
Le clivage dans la clinique du traumatisme
Après un an de travail dans le service d’aide aux victimes, j’ai décidé de présenter auprès de mes collègues psychanalystes un exposé consacré au phénomène de sortie du corps comme clivage de survie. Voilà tandis que je rapportais des témoignages cliniques de ce phénomène survenu chez mes patients il me semblait qu’une sensation d’inquiétude traversait l’assistance et se renforçait de plus en plus, je me sentis poussé à prononcer la phrase suivante : ouvrez les guillemets non je ne fais pas de para psychanalyse, je travaille avec des personnes en survie.
On peut dire que l’expérience de sortie du corps chez les personnes traumatisées était frappée de méconnaissance. Certains auteurs ont souligné la présence de ces phénomènes au sein de cultures non occidentales, c’est ainsi que T. Baubet et M. R. Moro (1997) décrivent deux exemples de rituels de guérison du choc traumatique, l’un amérindien, l’autre berbère, qui se réfèrent explicitement à la sortie du corps.
« Le tableau de susto a été précisément décrit par Maria Pia Arias-Schreber (1987) chez les Quechas d’Amérique du Sud. Pour les Quechas, l’âme est conçue comme séparée du corps tout en lui étant liée. Elle est capable de se dégager de celui-ci pendant la nuit, et dans certains cas, notamment lors de la survenue d’un évènement imprévu et effrayant, à l’état de veille. L’auteur propose de traduire le terme de susto par frayeur dans la mesure où celui-ci désigne une peur liée à une cause immédiate, subite, produisant une réaction de sursaut. Le sujet est pris d’un sursaut brusque, son souffle est coupé, et cet instant marque précisément la disjonction âme-corps. C’est comme si la frayeur ouvrait une brèche qui laisse partir l’âme, brisant l’enveloppe corporelle, la frontière qui délimite le dedans et le dehors. Dans les cas bénins, l’âme va rester à proximité du corps, mais dans les situations les plus graves, elle peut être « captée » par la terre ou les divinités qui la représentent. Trois symptômes sont constamment retrouvés qui témoignent de la double étiologie de frayeur et de vol de l’âme : une exténuation physique et psychique, des sursauts lors du sommeil, des crises de frayeur diurnes et nocturnes au cours desquelles le sujet, les yeux écarquillés, poussent des cris d’épouvante. Les rituels thérapeutiques alors appliqués visent à obtenir une remise en lien de l’âme dans le corps, parfois en négociant ce retour avec les forces telluriques qui maintiennent l’âme prisonnière, ainsi qu’à restituer à la peau son rôle de frontière au travers des différents gestes techniques effectués sur le corps du patient. Les rituels thérapeutiques impliquent la famille et la communauté et permettent de « rattacher la souffrance individuelle du malade – encore désorganisée – à un cadre culturel partagé par la collectivité ».
La khal’a, est aussi un modèle spécifique de trouble lié à la frayeur observée dans le monde maghrébin. Ce terme qui provient de l’arabe littéraire renvoie au fait d’ôter, d’arracher brutalement quelque chose, et dans le cas de la frayeur, à une séparation âme/corps. Lors de la khal’a, l’âme peut quitter le corps, et des êtres surnaturels (comme par exemple un djinn) peuvent y pénétrer. La personne touchée est dite makhlouï : son être a été enlevé, « sa raison est partie », il est « effaré », et un djinn a profité de cet instant pour prendre possession de son intériorité. La khal’a réalise ainsi un type particulier de possession qui est soudaine, totale, et prive le sujet de ses capacités de résistance et de toute possibilité de « négociation » avec le djinn (Lheimeur, 1990). Cliniquement, lors de l’épisode de frayeur, la personne apparaît figée, hébétée, elle semble ne plus être là, ne plus être la même, et peut uriner sur elle. C’est ce moment de sidération, caractéristique de l’effroi, qui fait reconnaître la khal’a. La logique thérapeutique consiste alors à faire émerger la raison par un autre trauma. Par exemple chez les Berbères du Maroc, ce peut être une brûlure circonscrite, réalisée par surprise par un membre de la famille, par exemple à l’aide d’une cuillère chauffée au feu, réalisant une petite marque corporelle. Ce traitement permet à la fois de répéter l’expérience traumatique dans ce qu’elle a de douloureux, d’incompréhensible et de surprenant, tout en agissant sur l’enveloppe corporelle, pour la fermer ».